RDC–Kenya : L’Acajou Alimente un Trafic Silencieux Qui Dévore les Forêts du Congo

Nairobi, route de Ngong — Une façade d’élégance et de savoir-faire cache une sombre réalité. Derrière les meubles en acajou polis destinés aux salons huppés de Karen et Runda, se cache une chaîne d’exploitation forestière aux ramifications profondes et ténébreuses, qui s’étend du cœur de la République démocratique du Congo (RDC) jusqu’aux marchés kenyans et au-delà. Cette analyse alarmante est issue d’une enquête approfondie soutenue par InfoNile en partenariat avec Global Forest Watch, révélant l’ampleur de l’exploitation illégale qui ronge les forêts.

Sur cette route animée, le bruit des scies et maillets envahit l’air, tandis que le commerce florissant du bois d’acajou semble prospérer. Mais cette prospérité est bâtie sur une forêt qui meurt, sous le poids d’une exploitation illégale massive, alimentée par des circuits opaques et une gouvernance forestière défaillante. Ce commerce, loin d’être un simple commerce local, est une bombe écologique transnationale à retardement.

L’acajou, ce bois noble et durable, est aujourd’hui la star des ateliers de Nairobi. Anthony Muchui, commerçant de meubles, témoigne : « Presque tout l’acajou ici vient du Congo ». Mais derrière ce constat se cache un problème colossal : comment garantir que ce bois est extrait légalement et durablement ? Beaucoup de documents officiels circulent, mais leur fiabilité est douteuse. Samuel Mwenda, importateur, reconnaît lui-même que « le système peut être manipulé ».

La fragilité des institutions congolaises, la porosité des frontières et la corruption omniprésente permettent un jeu dangereux où le bois illégal se mêle au bois légal, brouillant toute traçabilité. Une étude récente révèle une vérité alarmante : 93 % du bois exporté via la frontière de Kasindi en 2021 manquaient de permis valides.

Dans les provinces forestières de l’est de la RDC, l’exploitation ressemble à une ruée vers l’or destructrice. Des communautés entières, notamment des peuples pygmées, sont exploitées pour guider les bûcherons, qui travaillent dans des conditions souvent inhumaines, exposés à la violence, à l’alcoolisme et au travail forcé. Justin Malekani, ancien exploitant devenu menuisier, décrit ce système où les chefs locaux vendent l’accès aux arbres en échange de quelques chèvres et bières, illustrant une dégradation systémique des droits fonciers et des équilibres sociaux. Le bois est souvent coupé sans permis, avec la complicité tacite de groupes armés et d’élites corrompues.

La demande kenyane et est-africaine pour le bois dur dépasse désormais largement l’offre locale, après l’interdiction d’exploitation des bois indigènes en 2018. Cela a déplacé le problème sur les forêts du bassin du Congo, qui se retrouvent sous une pression sans précédent. Mais le défi dépasse la RDC seule.

Les acteurs à la frontière – agents, douaniers, policiers – sont pris dans un labyrinthe de corruption et de pratiques informelles, allant jusqu’à percevoir des « taxes » illégales de plusieurs centaines de dollars par camion, sans contrôle véritable sur la marchandise. Nicholas Mbugua, représentant des conducteurs de camions kenyans, souligne le manque de formation et d’outils pour vérifier la légalité des cargaisons.

L’exploitation non contrôlée d’acajou et d’autres bois précieux détruit la biodiversité, accélère le changement climatique local, et détruit des moyens de subsistance durables pour les communautés. Sans une gouvernance régionale forte, ces forêts continueront à être pillées à un rythme qui condamne la vie sauvage et fragilise l’économie locale.

Paolo Cerutti, chercheur au CIFOR-ICRAF, tire la sonnette d’alarme : « La corruption brouille tout. Sans coordination régionale sérieuse, nous perdrons le bassin du Congo ». Il appelle la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC) et la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SADC) à sortir des promesses pour passer à l’action concrète.

Le Kenya affirme son engagement à protéger la région forestière, mais la route est longue. Alex Lemarkoko, chef du Kenya Forest Service, insiste sur la nécessité d’une collaboration transfrontalière renforcée. Mais ces mots risquent de rester vains si la corruption et la porosité des frontières ne sont pas traitées avec la plus grande sévérité.

L’heure est grave : à l’heure où nos forêts s’amenuisent à vue d’œil, le commerce du bois d’acajou révèle une crise écologique et sociale majeure. Ce n’est pas seulement une question de marché ou de documents, c’est un combat pour la survie des écosystèmes et des peuples qui dépendent de la forêt.

Le consommateur kenyan, le menuisier de Nairobi, mais aussi nous tous, devons prendre conscience que derrière chaque meuble d’acajou brillant se cache un maillon d’une chaîne d’exploitation illégale, de corruption et de dégradation irréversible. Le temps des discours est fini. Il faut maintenant que les gouvernements agissent, ensemble, avec rigueur et transparence, sous peine de voir s’effondrer ce patrimoine commun, qui n’appartient pas qu’à une nation, mais à toute l’humanité.

Pour la République démocratique du Congo, le Kenya, et toute la région, il s’agit d’un choix : préserver ou perdre à jamais ses forêts. Le bois d’acajou, jadis symbole de prestige, est devenu le symbole d’un échec collectif. Saurons-nous l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard ?

Par kilalopress

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